Le Cycle des Cieux, Tome 4 : Intrigues au Palais d'Argent by Allyps | World Anvil Manuscripts | World Anvil

Chapitre 1

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Tiphéreth était le cœur de la Création. Le royaume était à la croisée de quatre routes célestes, les plus empruntés par les âmes d’EL comme par les élohim. Il était aussi le plus peuplé d’entre tous. Sa capitale, Shemesh, était la plus grande de toutes les capitales galactiques des Cieux. Dans une atmosphère saturée de particules d’or, Shemesh était composée d’une infinité de mondes-fleurs, astres à la forme éponyme, accueillant chacun des milliards d’élohim. Ces mondes-fleurs orbitaient tous autour du Palais d’Argent, siège du Grand Architecte en personne, souverain des Cieux. Loin de la lumière du palais, dans un petit monde-fleur, vivotait une jeune vertu nommée Miniel, cachée dans un minuscule nid situé au-dessus d’un club dansant. 

Miniel se réveilla à la quinzième heure du jour. Quelques secondes d'ignorance douce passèrent, puis la douleur se manifesta. Celle dans ses membres, ses os fragiles d'abord, puis celle dans son estomac. La jeune vertu soupira. Dans son minuscule nid-œuf, el se redressa et ajusta les joints de son exosquelette de cristal. L'appareil soutenait son corps de son cou à ses chevilles, emprisonnant son torse dans une étreinte salvatrice mais inconfortable. Alors Miniel tissa sur son propre halo de cuivre une petite thaumaturgie de soins, qui apaisa son corps. Puis el s'extraya de ses couvertures, sortit de sa chambre-capsule et arriva dans un grand puits de lumière, qui permettait aux élohim du bâtiment de circuler entre les étages. Miniel plana vers le club en contrebas. 

La musique joyeuse des principautés accueilli Miniel dans l'établissement. Sur une scène centrale, des chanteurs, musiciens et danseurs tournoyaient dans leurs grandes tuniques dorées. Leur mélodie ravissait les élohim, qui sautillaient sur la piste de danse tout autour ou flottaient dans l'atmosphère pailletée qui caractérisait les mondes fleurs de Tiphéreth. Miniel avança la tête baissée, méfiant. La clientèle du club était de basse génération comparé au reste des élohim locaux. Els étaient des command’ailes séparés d'EL par cinquante à soixante générations, venus ici pour échapper à leurs chorales immenses quelques heures. Ces dernières étaient aux étages inférieurs, qui pouvaient accueillir les millions d'élohim qui transitaient dans le royaume chaque heure. Rien qu'en y pensant, Miniel eut un léger vertige, un bourdonnement assourdissant dans les oreilles. En-bas régnait un chaos pur, trop difficile à parcourir. Ici, Miniel avait plus de chances de se faire remarquer, mais el pouvait au moins circuler sans être emporté dans la transe. 

Miniel ne prêta pas plus d'attention aux fêtards et s'installa à l'extrémité du bar, le plus loin possible des autres élohim. El accusa quelques regards, comme toujours. Dans les yeux des élohim venait d'abord la curiosité, puis le mépris. Mais à la fin venait toujours l'indifférence et pour Miniel, une certaine tranquillité. 

— Comme d'hab ? demanda la principauté barman. 

Miniel leva les sourcils, surprit d'entendre la voix de celui qui lui servait pourtant tous les jours son petit déjeuner. L'éloha fit un sourire étrange. Miniel acquiesça et reçut alors un grand verre de lait épais qu'el s'empressa d'avaler. La vertu poussa un long soupir de soulagement alors que l'acidité qui torturait son œsophage s'apaisait.

Bang !

Le barman posa alors brusquement une bouteille de jus de grenade devant Miniel, qui fut pris par une violente quinte de toux. Le barman, le regard méfiant face à ce symptôme inhabituel chez les élohim, partit servir d'autres clients. 

J'ai besoin d'air…

Miniel saisit la bouteille de jus de grenade et la cacha sous sa tunique. Puis el se leva. El contourna le dancefloor la main sur sa bouche pour tenter de maitriser sa toux, esquivant les élohim imbibés de jus de grande qui s'agitaient et criaient. El passa devant les enceintes en cristal, plaquant ses mains contre ses oreilles. Au moins, la musique assourdissante noyait complètement les grincements de son exosquelette. Non sans grimacer, Miniel atteignit enfin le balcon qui bordait le club. L'air frais tomba sur el comme une bénédiction. S'appuyant contre une colonne, el sortit une cigarette dorée et l'alluma par la chaleur de son halo de métal. Son esprit frôla le réseau EL pour y vérifier l'heure, puis el leva les yeux vers le centre de la galactique Shemesh. 

Partout dans l'univers, les chants des élohim résonnaient, doux et éthérés. Els émanaient de chaque monde-fleur qui orbitaient autour du cœur éblouissant de la capitale, le Palais d'Argent, noyau de Tiphéreth et de tous les royaumes des cieux. Il était si lointain, mais si lumineux, qu'on pouvait le voir depuis les confins du royaume. Mon phare, ma destination, songeait sans cesse Miniel. Il lui était très difficile de détourner le regard du Palais. Mais sa contemplation lui faisait oublier les douleurs dans ses membres, l'inconfort de ses atèles. El se perdait dans sa luminosité, sa gravité, bien plus familière aux élohim que l'inatteignable trône d'EL  par-delà l'Abysse. Tout autour, entre les mondes-fleurs, des rivières de lumière coulaient en direction du cœur battant des royaumes du Tikkun. Des trilliards d'élohim pèlerins convergeaient vers le Palais. Els étaient en grande majorité des anges, dont les halos mauves donnaient une teinte rose aux fleuves du pèlerinage. Dans un voyage de plusieurs années, els accompagnaient leurs âmes gardées vers le Palais d'Argent, qui était aussi un Sanctuaire. Ensemble, anges et âmes avançaient, lentement mais sûrement, pour atteindre après un voyage de plusieurs années le Palais d'Argent. Les âmes continueraient vers Guebourah. Mais les anges eux, gardiens-pèlerins, rencontreraient enfin le dernier primordieu, le souverain des Cieux : le Grand Architecte el-même.

Miniel souffla la fumée dorée de sa cigarette. El s'imagina décoller et aller se perdre parmi le flot des pèlerins. Là, el se fondrait parmi les anges. El arriverait devant le trône d'Argent puis dans un rebond merveilleux, el surprendrait tout le monde en partant avec les âmes vers…

Guebourah…

Miniel sentait déjà les âmes rouler sur el dans les cieux, arrachant son exosquelette, mais aussi sa douleur, l'emportant sans efforts vers le monde forteresse. Là, el arriverait sur un lit de sable rouge. Le vent chaud soulèverait ses ailes. El retrouverait sa puissance, el serait enfin libre…

Bzzzzt ! 

Miniel baissa enfin les yeux. Sa boule de cristal venait de vibrer. El dirigea alors son esprit vers le réseau EL et perçu la communication télépathique qu'on lui avait envoyé. Sa cigarette se dissout alors dans une brume dorée, absorbé par l'atmosphère pailletée qui baignait Tiphéreth. La jeune vertu retourna dans le club, contourna à nouveau la piste de danse et monta vers les étages. Là, el emprunta une galerie qui bordait la salle principale du club et entra dans un petit salon privé. La domination Daniel l'attendait là. 

— Salut beauté, sourit Daniel en exposant son sourire d'or.

Miniel sourit, un peu gêné. Daniel se leva pour lui faire la bise à la mode de Tiphéreth, sans toucher les joues, puis el s'affala sur un divan de velours brun. Daniel était un trafiquant de thaumaturgies, ou autrement dit, de sorts, potions et talismans aux utilités très variées, principalement produites par les vertus. Légalement, seule la Chapelle, l'organisation qui régulait les œuvres des vertus, pouvait distribuer ces thaumaturgies au reste des élohim et des chorales. Mais évidemment, pour contourner les régulations, un trafic s’était installé dans les coins discrets des royaumes des cieux, les clubs, les ruelles, les profondeurs des quartiers du peupl’aile. 

Miniel faisait affaires avec Daniel depuis quelques semaines. Plus précisément, el lui vendait des thaumaturgies qu’el tissait el-même, offrant aussi des consultations confidentielles aux clients de la domination lorsque cela était nécessaire. En échange. Daniel aidait Miniel à se cacher, et à obtenir ce dont el avait besoin au quotidien, notamment le jus de grenade indispensable pour le faire tenir dans sa condition de santé dégradée… Il lui manquait un cœur. Normalement, les élohim en avait deux. Mais Miniel n’en avait plus qu’un. Cette collaboration était dangereuse pour Miniel. Les trafiquants n’étaient pas des enfants de chœur. Mais si la petite vertu voulait survivre, el n’avait pas le choix.

Miniel s'assied face à Daniel, son exosquelette grinçant de plus belle. La domination ne releva pas cela. El même était bien différent de la frêle vertu. Daniel était rayonnant, comme toujours. Son halo de métal doré brillait de tous feux. Ses grandes paupières étaient pailletées d'or, tout comme sa peau sombre. Or et dorures couvraient aussi le costume de luxe de Daniel, qui était comme tous les élohim de Tiphéreth, obsédé par le métal précieux. 

— Parfois je m'habille d'argent, protestait Daniel lorsque Michaël se moquait d'el. 

— Et de bronze ?

— De bronze ? s’indignait Daniel. Pour qui me prends-tu ? Je ne suis pas une puissance, EL soit loué !

— Tu pourrais, rétorquait Miniel. Tu as de larges épaules. Mais c'est pas c'que je voulais dire. Les puissances ont des halos de fer en général. 

— Oh, tu sais mieux que moi, déserteur. 

Miniel portait alors une main à son cœur solitaire, imitant une expression offensée. Ce geste qu'el faisait souvent était peu à peu devenu une habitude, une partie de son langage corporel. Mais aujourd’hui, il entraîna une réaction spéciale :

— Tiens, tu fais bien de tapoter ton unique cœur aujourd'hui, dit Daniel. J'ai un contact chirurgien qui pourrait lui filer un copain. Ce serait pas trop tôt. 

Miniel resta un instant silencieux, étonné, presque choqué. El déglutit. 

— Pardon ? souffla-t-el. Tu parles bien d'un cœur là ? 

— Oui oui, fit Daniel. Et surtout d'un chirurgien. Parce que bon, c'est ce que tu cherches vraiment non ? Quelqu'un capable de t'en greffer un. 

— Tu sais bien que je peux pas entrer dans une chapelle-hôpital, avertit Miniel. Même chez Hypocras pour des soins…

— Oui petit déserteur, je sais. Mais celui-là opère en dehors d'Hypocras et de leurs chapelles… 

— Que fait un chirurgien hors d’un hôpital ? s'étonna Miniel.

— Des affaires avec moi ! ria Daniel de sa voix barytonne. Mais el n'est pas ici. 

— El habite où ? 

— Sur le monde-fleur Scarla. Donc il faudrait aller là-bas. 

Le corps frêle de Miniel se replia sur lui-même. Scarla, ce n'était pas tout près. 

— T'en fais pas Minnie, roucoula alors Daniel. Je peux organiser un transport pour toi. 

— Ta générosité envers moi est… 

— Il ne s'agit pas de générosité, clarifia Daniel. C'est simplement ta rémunération. 

Daniel posa alors une pile de dossiers papier sur la table basse qui bordait les sofas, pile devant Miniel. 

— Bien sûr, sourit ce dernier. 

— Aujourd'hui j'ai beaucoup de commandes pour toi, annonça Daniel. Donc échauffe bien ton filet. Principalement des potions, des talismans, pour le zizi essentiellement. Nan je rigole… Y'a de tout. 

Daniel s'interrompit soudain, pensif. Miniel ouvrit grand les yeux, essayant de percevoir sur ses traits la survenue d'une vision. Avant d'être trafiquant, Daniel restait une domination. Il lui arrivait de deviner le futur de son business sans prévenir, entrant dans de petites transes divinatoires. Mais là, c'était différent, volontaire. 

— Tu as quelque chose de spécial à me demander ? devina Miniel. 

Daniel sortit de sa stupeur. Son regard revint au présent et el sourit. 

— T'es un très bon tisseur Minnie, dit-el. Je te présente surtout des gars qui ont besoin thaums basiques mais, tu l'as peut-être remarqué, je te glisse de plus en plus de commandes plus… complexes. Pas faciles à trouver, à concevoir. Mais tu les fait quand-même, en quelques jours, voire quelques heures. 

Miniel déglutit de nouveau, hochant à peine de la tête. 

— T'es une vertu de haut-niveau, c'est clair, dit Daniel. 

Miniel agrippa les accoudoirs de son fauteuil, prêt à bondir.

— Oula ! Du calme ! ria alors Daniel. Je suis pas là pour te poser des questions ok ? Je veux juste, te proposer de travailler exclusivement pour moi. Je peux te donner tout ce dont t'a besoin pour ton exosquelette là, et tes autres soucis de santé. En échange, tu bosses dans ma chorale, dans mes locaux, à Scarla. T'en penses quoi ? 

— Je peux pas m'engager sur du long terme, dit alors Miniel. Je te l'ai dit dès le départ. 

— Je sais, je sais, mais t'as besoin de réparer ton corps non ? avant de… de faire ce que tu veux faire par la suite… je sais pas, je pose pas de questions. 

— Tu m'en poses une là, s'amusa Miniel. 

— Même si c'est pour quelques mois, je veux que tu bosses avec moi, répéta Daniel. En exclu. En échange, je t'aide à sortir du handicap ! 

Miniel laissa échapper un éclat de rire. 

— Et qui me dit que tu ne vas pas me foutre dans une cave et profiter de mon "handicap" pour m'extorquer mes plus belles thaums pour l'éternité ? 

Daniel sursauta, choqué. 

— Wow, je suis un trafiquant ok, mais pas un démon ! se défendit la domination. D'où tu sors de telles idées ?!

— J'ai roulé ma bosse ici, Daniel, dit Miniel. J'en ai fréquenté des "trafiquants" et... els ne sont pas tous aussi sympathiques que toi, au-delà d'un certain point. 

— T'as été séquestré ?!

— Mmh, mmh, acquiesça Miniel. Plusieurs fois. 

— Par EL ! Mais c'est horrible ! Qui t'a fait ça ?

— Trop de questions, rappela alors Miniel, refusant d'en livrer davantage. 

— Ok ok, dit Daniel en levant les mains. Eh bien, saches que si tu acceptes de bosser dans ma chorale, tu seras libre de tes mouvements et bien traité, et protégé aussi. Mais je te laisse y réfléchir d'accord ? 

— D'accord, sourit Miniel.



Miniel sortit du petit salon, les dossiers à la main. El accusa une nouvelle quinte de toux. Les spasmes de sa poitrine étaient profonds, douloureux. Daniel resta auprès d'el et quand sa toux cessa enfin, el le conduisit dans une autre pièce, aménagée comme un petit bureau, une salle de consultation. Miniel s'assit derrière ce bureau et lut ses dossiers en quelques secondes à peine en essuyant sa bouche. En un signal télépathique, el demanda à Daniel de faire entrer le premier client, une puissance, qui avait un problème étonnant.

— Impuissance, lut Miniel dans son dossier. 

— Yup, s'amusa le client. 

— La Chapelle n'a pas pu vous aider ? 

— Si mais, els sont pas capables de m'donner une potion qui tiens la route.

— C'est-à-dire ? demanda Miniel. 

La puissance impuissante râla :

— Leurs fichues potions marchent pas très longtemps ! Alors j'en consomme beaucoup ! Je vais en chercher une fois par semaine mais là, je sais pas pourquoi, els veulent plus m'en donner. Els disent que j'abuse. Mais c'est pas ma faute si leurs potions sont merdiques !

— Je vois, fit Miniel. 

El devrait consulter un spécialiste de la Chapelle au lieu de se tourner vers un trafiquant, savait la vertu. Mais el garda ce conseil pour el. 

— De toute façon la Chapelle veut que nous donner des boosters énergétiques, continuait la puissance. Le reste, notre santé, notre confort, els s'en tapent. Nous les puissances, on est sensé mourir au front alors...

C'est pas faux, pensa Miniel. La Chapelle néglige le confort de nos combattants. Mais bon, tant mieux pour mes affaires. 

— Je vais vous donner un produit adapté à votre métabolisme, expliqua-t-el. Cela fonctionnera mieux. J'ai juste besoin d'un échantillon sanguin. 

La puissance grimaça. Miniel se leva un peu maladroitement, gêné par son exosquelette. Son client le toisa sans rien oser dire. La jeune vertu se plaça à sa gauche et tissa un minuscule filet en pointe, qui entra quelques secondes à peine dans le bras musclé de la puissance pour en extraire une goutte dorée. Son échantillon prélevé, Miniel se rassit, laissant le sang imbiber son filet.

— Oh ? J'ai rien senti ! réalisa la puissance. D'habitude ça pique…

— Je vais chercher le produit, dit Miniel. 

La vertu se releva et se rendit au fond de son bureau clandestin, passant derrière un rideau. Derrière se trouvait un cagibi quasiment vide. A l'abri des regards, Miniel tissa un talisman en moins d'une minute. El toussa, encore, plus longtemps qu'el ne tissa. El dissimula ses symptômes, s'enfermant dans une bulle de silence. Puis, quand cela passa, el revint et présenta le produit à son client. 

— C’est quoi ça ? fit ce dernier en voyant la forme étrange de ce qu'el pensait être une potion. 

— C'est une thaumaturgie sous forme de talisman, expliqua Miniel. Vous pouvez le coller n'importe où sur votre corps. Tant que vous le porterez, vous n'aurez plus de problèmes d'érection. 

— Ah, ok. Et ça dure combien de temps ? 

— Pour toujours, comme je vous l'ai dit. Tant que vous le porterez, votre problème sera réglé. Vous pourrez continuer votre vie sexuelle normalement. 

— Et… Vous avez utilisé mon sang pour faire ce truc ?

— J'ai juste ajouté votre sang dans le talisman, reformula Miniel. Ainsi, son fonctionnement est adapté à votre corps. 

— Pfeuh, s'amusa la puissance en collant son talisman sur son bras. Je savais même pas que ce genre de choses existaient. Pourquoi y'en a pas à la Chapelle ? 

— C'est un produit plus complexe à produire que des simples potions, dit Miniel. 

— Et après la Chapelle se plaint des trafiquants, ironisa la puissance. À la Milice els nous envoient vous chasser, vous savez, les gens comme Daniel et vous ? On garde de plus en plus des clubs comme celui-là et on est censés vous foutre dehors, vous arrêter même. Mais ça sert à rien ! Vous revenez ! Vous avez tellement de clients ! Et c'est bien normal ! Vous faites leur travail mieux qu'eux à la Chapelle là ! 

— La guerre reste leur priorité, expliqua Miniel. 

— La guerre ouais, râla la puissance. Elle ne vous a pas épargné, moqua-t-el en regardant l'exosquelette grinçant de Miniel.

— Je pense que nous en avons terminé, coupa la vertu. Vous pouvez voir avec Daniel pour le paiement. 

— Haha ! J'ai déjà payé, merci bien. 

Miniel voulu se lever pour raccompagner son client satisfait vers la sortie. Mais la puissance se leva et d'un geste de la main, lui indiqua de rester assit. Après un dernier sourire goguenard, el quitta le bureau. Daniel passa une tête à l'intérieur. 

— Les suivants sont là pour une commande spéciale, indiqua-t-el. 

— Une thaumaturgie militaire, j'ai bien lu ?

— Ouais. Ça a l'air d'être un truc de haut vol. Je te laisse les interroger et on en discute après ? 

Miniel acquiesça. Ce qui allait suivre était un test, el le savait. Ce n'était pas la première fois qu'on l'évaluait. Si Daniel se révélait être mal intentionné, il faudrait partir, fuir encore. La vertu hésita à saboter son propre travail. Mais si Daniel était honnête ? Que faire ? Comment savoir ? Trop tard pour réfléchir, les clients entraient. 

— Bon. Je dois le dire hein. Je comprends pas pourquoi on doit vous rencontrer. 

Deux vertus de haute génération, nommées Winiel et Poniel, s'assirent face à Miniel. L'une d'el se montrait pleine de véhémence. 

— Vous êtes là pour passer une commande, non ? répondit Miniel en levant un sourcil. 

— Oui, mais je pense que notre message suffisait, s’agaça Winiel. C'est comme ça avec Daniel d'habitude. 

— D'habitude peut-être, vous passez des commandes moins sensibles, dit Miniel. Mais pour ce que vous cherchez aujourd'hui, non, un simple message ne suffit pas. 

— C'est pourtant clair ! On veut un "évacuateur instantané à destination prédéfinie", récita la vertu. Daniel prétend que vous avez ce genre de choses en stock. Donc vérifiez ! C'est pas comme si vous alliez le tisser vous-même.

— Il s'agit d'une milli-thaum, un dispositif à usage militaire, expliqua Miniel. On ne peut pas vous en donner un instantanément. Il est interdit à des élohim lambdas comme vous et moi d'en détenir. 

— On vient vous voir parce que Daniel nous a dit que vous êtes capable d'en fournir sans soulever ces questions gênantes, dit soudain Poniel, jusqu'ici silencieuse. De quoi avez-vous besoin comme info pour ça ? 

Miniel soupira. Dans son imagination se déroulaient déjà les énormes bêtises qu'allaient pouvoir commettre ces vertus avec une telle thaumaturgie. Mais bien vite, des souvenirs survinrent. El les chassa avec force.

— Un évacuateur donc, dit la jeune vertu. Vers quelle destination doit-il être paramétré ?

— On aimerait choisir nous-mêmes plus tard, en fonction de c'qui se passera. 

— Ce n'est pas possible, dit Miniel. Un "évacuateur instantané à destination prédéfinie" doit avoir une destination prédéfinie par son concepteur. 

— On ne peut pas prédéfinir nous-mêmes ? s’indigna Winiel.

— Non, désolé.

— Mais il existe des évacuateurs plus flexibles non ?

— Oui. Mais des élohim lambdas ne peuvent pas non plus les paramétrer. Seuls des miliciens formés par la Chapelle le peuvent. 

— Et vous ? Vous pouvez les paramétrer peut-être ? demanda alors Poniel d'un ton acerbe. 

Miniel resta immobile quelques secondes avant de lever les yeux vers les vertus. 

— Ce que je peux faire, c'est vous fournir ce dont vous avez besoin. Mais il va falloir se montrer coopératifs et répondre à mes questions sans faire les malins. Et puis il va falloir m'écouter aussi. Parce que si vous utilisez cet évacuateur sans suivre à la lettre mes instructions, le haut de vos corps va se retrouver dans le Palais d'Argent et le bas quelque part dans le cosmos de Malkouth. 

Winiel et Poniel échangèrent un regard chétif.

— Bon ok, on vous écoute, minaudèrent-els.

Miniel sourit, sorti un stylo, et commença son interrogatoire.



Daniel donna un bouchon de liège à Miniel.

— Merci, fit la jeune vertu.

— Merci à toi, petit thaumaturge, sourit la domination. 

Mais soudain, Daniel se pencha à l'oreille de Miniel.

— Une mèche noire est apparue dans tes cheveux.

Miniel recula, horrifié. Tout sourire, Daniel ne vit pas son effroi lorsqu'el ajouta :

— J'ai jamais vu une couleur aussi noire, c'est magnifique. Oh ? Ça va ?

Miniel s'immobilisa, figeant sa mine tout autant que son corps. 

— Je ne poserai pas de questions, promit Daniel. 

La domination sortit alors deux autres bouchons de la poche de son luxueux manteau et les tendit à Miniel. La jeune vertu hésita à les prendre. 

— C'est pour la milli-thaum, dit Daniel. Je sais que tu vas me la fournir, donc je te paye en avance. On se donne rendez-vous quand pour la livraison ?

— Demain, balança Miniel en partant soudain en courant vers la sortie du club.

— Demain ? Déjà ? s'étonna Daniel. Beh… Minnie ?

Trop tard, la jeune vertu, malgré son handicap et son exosquelette, s'était enfui bien vite. Daniel soupira et descendit vers la salle principale du club. Au bar, el commanda un cocktail Architecta : un tiers d'ichor blanc Nuage, une goutte d'Olymph et un shot de jus de grenade qui donnait au breuvage son iconique couleur mauve. 

— T'es sûr qu'el vaut le coût ? demanda le barman à la domination lorsqu'el déposa devant el son cocktail.

— Minnie ? Bien sûr. Je ne devine que du bon pour notre futur avec el. 

— El est bizarre, avertit le barman.

— Pas plus que d'autres déserteurs de la Chapelle…

— Bien sûr que si. Tu sais à quel point el boit ? Trafiquer ses thaums n'est pas prudent.

— J'ai des ambitions pour mon business, Cinz, bien plus grandes que la perspective de vendre des potions contre l'impuissance éternellement. Minnie va me permettre de m'installer dans un nouveau marché bien plus intéressant. 

Pendant ce temps, le Miniel en question plongea tête la première dans sa minuscule chambre-capsule. Recroquevillé dans son lit-œuf, el haleta, le corps transi de douleur. El ne se laissa pas même le temps de reprendre son souffle et sorti la bouteille de jus de grenade nichée dans une de ses poches. El la déboucha d'un coup de serre et engloutit le litre et demi de jus qu'elle contenait. Puis el sortit les trois bouchons offerts par Daniel comme paiement pour ses thaumaturgies et les avala d'un coup. El plaqua alors sa main contre sa bouche et pinça son nez. L'équivalent de trente litres de jus de grenade, concentré dans les trois bouchons, explosèrent dans son estomac. La boisson était si pure, si concentrée, qu'elle avait une texture sirupeuse qui envahit tous les organes de la jeune vertu, entrant jusque dans son système sanguin, propulsé par son cœur solitaire qui sembla se déchirer sous l'effort impie. La douleur fut si forte que Miniel perdit conscience quelques instants, réémergeant quelques secondes pour se sentir partir vers le Berceau, où reposaient les morts. Mais son corps brisé, pourtant poussé à ses limites pour la énième fois, tint bon. Dans ses veines, le jus de grenade concentré, rouge et visqueux remplaça l'ichor doré.

Miniel résista à la douleur atroce causée par ce processus et se concentra comme toujours sur le noyau de cristal caché dans son corps. Au creux de son estomac, malgré le flux de la boisson, l'akshoka restait niché, collé ici par cette viscosité depuis ce qui paraissait être une éternité. Le corps de Miniel l'avait presque intégré à sa chair, un organe de plus, là pour le transformer. La jeune vertu gémit. En se concentrant de toutes ses forces sur son noyau, son esprit commença à se détacher de son corps, de sa perception habituelle. Son halo de cuivre s'agrandit alors qu'el s'élevait par-dessus el-même pour se voir de la tête au pied. Voir, non seulement son apparence, mais surtout sa structure, sa composition. Lumatome par lumatome, Miniel vit chaque particule d'EL qui faisait son être. El vit sa mèche noire, dont les composants tourbillonnaient, libres quelques secondes encore avant que le jus de grenade ne vienne les remplir, les réarranger, pour redevenir des cheveux cuivrés. 

— Arrgh...

De longues minutes durant, Miniel réarrangea chaque particule de son corps pour qu'el corresponde à l'image qu'el s'était forgé, à celle du pauvre déserteur handicapé, au petit fabricant de thaums du marché noir, qui fuyait de monde-fleur en monde-fleur autour de l'inatteignable Palais. Les lumatomes luttèrent, poussant en permanence pour revenir à leur configuration véritable, originelle. Mais Miniel les en empêcha. La force de son esprit, décuplée par le jus de grenade, canalisée par l'akshoka, replaça les lumatomes dans le puzzle imaginé par la vertu. Miniel, vertu de cuivre de cinquante-neuvième génération. La douleur causée par cette reconfiguration était atroce. L'ivresse procurée par le jus ne l'éliminait pas, mais elle la faisait valser, aller et venir comme des vagues sur le sable, au gré de brusques marées. C'était plus supportable qu'une douleur ancrée, pour Miniel. El hurlait comme une azoha accouchant, poussant, poussant pour que les lumatomes obéissent, faisant renaître chaque jour son identité nouvelle. 

Puis el restait recroquevillé, tremblant, sanglotant, saignant dans son lit-œuf. Pour se distraire de sa souffrance, el tissait. D'abord quelques thaums anti-douleur pour el-même, puis, quand tout son être se calmait, les thaumaturgies destinées aux clients de Daniel. 

Contrairement à la majorité des produits qu'el tissait d'habitude, la milli-thaum de haut vol que les deux vertus ignorantes lui avaient commandé lui demanda toute son attention. Elle requit aussi d'aller chercher des souvenirs de ses apprentissages. Miniel ferma les yeux et rassembla son esprit en une flèche pointue, qu'el envoya dans sa mémoire pour aller chercher un moment précis, ignorant son espace, son temps, son contexte. Il lui fallait juste le plan. Le plan de cette thaumaturgie avancée qui reprenait les sciences ophaniennes, elles-mêmes déterrées des secrets des trônes de l'ancien âge d'or du Tikkun. El ne sut comment, Miniel parvint à reproduire sans difficultés ces maillons qui perçaient le tissu de la Création elle-même. Puis el s'embrouilla un peu, s'arrêta. Des larmes brouillèrent sa vision alors que son cœur solitaire s'emballait. Des fantômes apparurent dans le flou. El les chassa. Puisant dans la peur qui pulsait dans son torse, dans ses paumes, el invoqua le visage de Daniel, pailleté d'or. 

Vas-tu tenter de m'enfermer, comme bien d'autres avant toi ?

Miniel pleura encore. La frustration lui fit agiter ses jambes et el ne sut plus tisser. Le plan de la milli-thaum quitta son esprit, laissant son produit inachevé. Le sabotage, une possibilité. Mais Daniel devinerait. Miniel devrait s'enfuir quand même. El se vit claudiquer vers le célestoport le plus proche, monter dans une navette de pèlerins, se cacher dans un coin. Avec un peu de chance, les ophanim de surveillance ne le découvriraient qu'après le décollage. Els le soulèveraient et le relâcheraient un peu plus loin, suffisamment loin. Miniel se mit à ricaner. El était si faible, si pathétique. El sentit alors un liquide chaud couler entre ses jambes et ria de plus belle. Puis el toussa légèrement. Le jus de grenade sortit encore de son corps. El toussa plus fort, contracta tous ses muscles. Sa poitrine convulsait, trahissant une insuffisance grandissante de son cœur solitaire. Miniel le savait, el était une vertu après tout, un scientifique de l'esprit et du corps élohien.

Toujours au bard, Daniel sourit. Cinz, le barman, l'avertit :

— Fais le malin autant que tu veux, moi je te préviens, tu vas t'attirer des ennuis.

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